Il arrive parfois
qu'un disque découvert trop tard soit aussi un disque trop bon. Il
arrive aussi, coup de cœur aidant, que l'on se promette à tout prix
de toucher un mot sur l'artiste, même un seul, à la moindre
prochaine occasion. Et pourtant depuis la sortie de l'immense Emerald
City en novembre 2012, je
n'ai toujours pas parlé de Cliff Dweller, et en toute subjectivité
de son caractère immanquable.
Erreur désormais réparable avec
The Dream In Captivity !
Différent, le rêve d'Ari Balouzian (ses multiples paysages, son
folklore impressionniste, son Amérique étrange et fantasmée...) se
retrouve enfermé, figé... l'inspiration éclectique (jazz,
trip-hop, folk...) symptôme d'esprit bouillonnant, de liberté
expansive et d'univers complexes se mue en un ambient plus resserré,
faussement monolithique... Mais tout comme Cliff Dweller n'est pas
une musique, mais des musiques, le rêve est multiple et sait
l'exprimer. Dans ses accents les plus désespérés, le rêve se
développe, se sépare... il est à tiroirs, à étages, il
s'entrechoque, se mélange lui-même malgré l'enfermement. Il est
comme le souvenir coincé dans le verre d'une boule à neige (à la
différence qu'il n'est pas de ceux que l'on pose et laisse prendre
la poussière) où les flocons s'activent sous les secousses. Cliff
Dweller agite son rêve sous nos oreilles et nous laisse à la
contemplation. Surgissent ainsi ça et là les éléments, les
boucles, les fields, les orchestres (comme souvent on y retrouve Max
Whipple au piano et à l'accordéon) et les bruits en tous genres...
qui parfois s'éteignent et s'absentent... (on ne se souvient pas
toujours de tout lorsque l'on rêve) puis reviennent... Tout cela se
termine en un tumulte rock lo-fi écorché vif rythmé par les
assauts du batteur James Levine. Le rêve brisé dans un fracas, la
liberté reprend le dessus... le groupe semble annoncer qu'encore une
fois la suite ne sera qu'imprévisible...
S'il a
fallu rectifier le tir, avec Cliff Dweller pas question de louper le
coche avec le Syllepsis de Motion (et pour ça remercions Sb
de Nova Express).
Pas question en effet de laisser passer un album aussi bon que
singulier, d'un groupe aussi aventureux qu'il ne m'était auparavant
inconnu. On évitera de se flageller pour se caresser les oreilles!
Direction Wood & Wire,
le label australien à la pyramide! Le groupe reprend la charte
triangulaire du catalogue pour son artwork, mais se veut musicalement
bien plus fin et complexe que ses voisins, adeptes d'un bruitisme
aussi abrupte que délectable (Black Pines, Regional Curse, Adam
Cadell...). Leur truc à eux, c'est le jazz, qu'ils s'efforcent de
revisiter depuis 2008 sous le prisme de l'expérimental improvisé.
Ils détricotent et retricotent à leur manière avec la technicité
irréprochable d'une équipe d'experts comptable fans de Coltrane...
ajoutant sur cet album la fantaisie créatrice touche à tout de
Kynan Tan, dont les assemblages électroniques marquaient déjà en
2011, dans une version remixée du premier album Presence,
une volonté extrêmement forte de s'affranchir du simple statut de
quatuor instrumental. Les bruits et les collages s'invitent à la
rencontre de mélodies dessinées progressivement... par les pianos,
les cuivres, qui s'égarent. Proche d'un Badun, par exemple, le
détricotage est pourtant plus propre et limpide, nettement moins
subversif... juste une belle pièce de jazz avant-gardiste, en cinq
actes de tension : comme le jazz déstructuré de Two,
parfait exercice d'équilibriste entre technique pédante et
harmonies magnétiques... ou la plus belle démonstration de
sensibilité, presque post-rock, de la conclusion Five...
Vous l'aurez
compris, deux disques trop bons découverts à temps, dans une
chronique publiée en retard... deux disques surprenants, affranchis
de toutes contraintes et surtout d'eux-même... amen!
Riton
The
Dream in Captivity en trois mots : onirique, magnétique,
imprévisible
Syllepsis
en trois mots : magnétique, sensible, affranchi
Si
vous aimez ces albums, vous aimerez peut-être :
- Emerald City, CLIFF
DWELLER, Autoproduction, 2012 : Avec The Dream In Captivity,
l'Album avec un grand A de Cliff Dweller : mélange de contes
fantastiques et d'Amérique des diligences... un peu comme si l'on
faisait un crossover entre Twin Peaks et Carnivale (Carnivale
étant mine de rien déjà très lynchien)
- Presence, MOTION,
Listen/Hear Collective, 2010 / Re : Presence – Motion Remixed,
MOTION, Listen/Hear Collective, 2012 : Le premier album de
Motion et sa version remix (par Shoeb Ahmad, Giorgio Magnasensi et
Kynan Tan, le tout masterisé par le fameux Taylor Dupree) :
transition radicale entre un quatuor jazz agréable, ni plus ni
moins, et sa transformation expérimentale.
- The Drowned World,
MOTION, Listen/Hear Collective, 2012 : Un album plus
darkjazz déjà presque aussi renversant que Syllepsis. Le
groupe tient ses promesses d'expérimentateur aventureux.