vendredi 7 juin 2013

Drifters/Love Is The Devil, DIRTY BEACHES, Zoo Music // Cut Up, MAYERLING, Hands in the Dark, Mai 2013 (Par Riton)




       En mai, fais ce qu'il te plaît! Courir nu sous la pluie, manger avec les doigts (mais pas les deux en même temps, c'est sale) et même chroniquer deux albums de plus d'une heure chacun (on avait pas fait ça depuis octobre 2012). Un double album d'1h15, un ''simple'' d'1h03 (presque 4), ça fait 2h18 (presque 19). Forcément moins long que l'excellent nouveau Mendelson à lui seul, peu importe le sens d'écoute ça fait un sacré pavé... Mais on peut se rassurer en se disant que c'est plus digeste que pour un lecteur d'avaler (et comprendre) Finegans Wake en à peine une semaine ou pour un cinéphile d'organiser une "soirée" Cure for Insomnia. Autant de musique d'un coup ça demande de l'attention, de la disponibilité, au risque de passer outre... Sauf que pour le coup, sans vouloir passer pour l'une des figures masochistes du dessus, il faut simplement reconnaître que le cru des albums élastiques du moment est tout simplement bluffant (les derniers Witxes, Eluvium et le Mendelson en témoignent également). Alors quand on tombe sur des disques aussi bons que ceux-là on s'accroche druement, on persiste. Il est temps de se laisser faire et de confirmer (pour cette fois) le vieil adage disant que plus c'est long plus c'est bon.

       D'un album à l'autre l'ennui ne point jamais. Il viendrait presque à se faire attendre dans ces univers insaisissables tous deux bercés par la volonté de s'émanciper des genres : Entre Montréal (Drifters) et Berlin (Love Is the Devil, enregistré gratuitement, la nuit, chez Anton Newcombe), Alex Zhang Hungtai s’entête à dépasser l'image trop simpliste de garage rockeur vintage qui lui colle aux basques (notamment depuis Badlands en 2011, à contrario de ses nombreuses collaborations : avec Xiu Xiu, Ela Orleans, U.S. Girls...), quand Sylvain Bombled, à Besançon, pousse les envies d'expérimentations vers une electro-nirique bien loin de ses aspirations punk rock génériques de jeunesse (Second Rate, Generic, Napoleon Solo...). Des espaces en mouvance, aucunes frontières, symptômes de musiciens qui sans cesse cherchent à aller plus loin.

       Vintage, la musique de Dirty Beaches n'en demeure pas moins actuelle, mais elle se situe ici plus du coté sombre et ultra lo-fi de la force que des productions gominées d'Hanni El Khatib... plus discret et humble jusque dans l'attitude de crooner modéré, penché sur son micro à incanter dans l'écho, léger déhanché (''Casino Lisboa'') à l'appui. Les quelques décrochements vocaux rockab' perturbent l’acharnement sonore des boucles de guitare, synthé et boite à rythme, comme chez Alan Vega et Suicide en leur temps (repris sans surprise dans ce live à Bergen) : nervosité doublée paradoxalement de nonchalance venant préfigurer l'atmosphère évaporée de Love Is The Devil, ''Au revoir mon visage'' annonçant même une volonté malsaine pour l'artiste d'effacer ses propres traits... Le temps d'un Landscapes in the Mist vaporeux, au saxophone presque plaintif, il disparaît complètement au profit de la transe ambient, du jazz éthéré et pluvieux de ''Greyhound at Night'', au synthétique ''Woman'' en passant par le néo-classique (''Love is The Devil'', ''I Don't Know How to Find My Way Back to You'' et le final ''Berlin'') et la folk (''Alone in The Danube River'', et le très beau ''Like the Ocean We Part''). Effectivement insaisissable... à la complexité déroutante, comme ce premier Mayerling. On reste en suspension, en sphères rêveuses plus lumineuses que là ou nous a laissé ce deuxième disque de Dirty Beaches. Les mots en prose de Fred Debief (qu'on ne manquera jamais de soutenir) introduisent à merveille le voyage sur un ''Pure As Gold'' gracile, au ''grenier à notes'' aussi envoûtant que tout ce qui suivra. Chaque morceau se construit de petites montées épiques, de progressions qui prennent une dimension hallucinante (le chant de Sylvain Bombled sur ''Salomon's Ring'', ou les 17 minutes en roue libre d'effets noisy et du violoncelle de Sebastien Lemporte sur le morceau titre de conclusion). Persiste au centre un mécanisme rigoureux (''La Mort n'en saura rien'', ''Shaggy Shadows''), un froid étrangement confortable (le superbe ''Ghost River'') : Cut Up est le clair-obscur maîtrisé, qui doit autant au kraut, à l'electronica allemande qu'à une personnalité unique... un vol au dessus de cités fantômes à la beauté glaciale ou la vision vertigineuse rappelle les sols du Cycle d'Escher (au regard de l'artwork signé Bertrand Beal)... vides... comme le terrain des déambulations d'Alex Zhang Hungtai... ces villes gigantesques tellement peuplées et pourtant si froides qu'il, en amoureux de cinéma (Wrong Kar Wai et David Lynch en tête), se plaît à repeindre : la décadence nocturne (Night City) ou les tournes mélancoliques et rêveuses de The Hippo (2010) ou celles qui venaient tout récemment contrebalancer avec le délire architectural du Waterpark d'Edmonton au Canada (à faire passer l'Aqualud du Touquet-Paris-Plage pour une piscine municipale) et aujourd'hui ce double-album, qui aux cotés du Cut Up de Mayerling ne peine à se faire passer pour une vrai-fausse bande originale.

       Voilà donc l'immensité des perspectives qu'offrent ces deux albums qui peinaient à priori à s'entendre et qui finalement s’accommodent bien. Ce n'était pas si long mais vraiment intense!

Riton

Drifters/Love Is The Devil et Cut Up en trois mots : froid, chaleureux, cinématique

Ecouter Drifters/Love Is The Devil : http://www.deezer.com/fr/album/6545971
Ecouter Cut Up sur le site du label : http://handsinthedarkrecords.tumblr.com/HITD018

Si vous aimez Drifters/Love Is The Devil, vous aimerez peut-être :

  • Badlands, DIRTY BEACHES, Zoo Music , 2011 // Water Park OST, DIRTY BEACHES, A Records , 2013 : Quand d'un coté on se retrouve avec un disque de rock 50's passé à la moulinette lo-fi/noise et de l'autre la bande son planante d'un court métrage sur une institution du parc de loisirs canadien, on ne peut que se rendre compte de l'étendue et de la complexité du talent du taïwanais d'origine!

  • U.S. GIRLS ON KRAAK, U.S. GIRLS, (K-RAA-K)³, 2011 : Des allures de cheerleader sous crack pour Megan Remy, amie d'Alex Zhang Hungtai : pop de campus US, electro, noise, bidouilles et son qui crachotte (avec en prime une reprise de haute volée de Brandi et Monica, qui rappelle un peu dans l'esprit la récente reprise de No Scrubs des TLC par Scout Niblett)... dommage qu'elle n'aie pas continué dans cette voie...


Si vous aimez Cut Up, vous aimerez peut-être :

  • DuplexAPPARAT, Shitkatapult, 2003 : Album magique d'electronica allemande, un des plus beaux de Sascha Ring. Écouter des morceaux comme ''Contradiction'' ou ''Wooden'' ne peut en tout cas que renforcer le rapprochement fait auprès de Mayerling.

  • Acting OutJUDITH JUILLERAT, Autoproduction, 2012 : Après un très beau premier album solo (Soliloquy) chez Shitkatapult en 2005 (pas un hasard de la retrouver ici donc, juste en dessous d'Apparat qui plus est), Judith Juillerat, de Besançon comme Mayerling (et Fred Debief aussi), remet le couvert un peu tardivement mais avec une pop froide, électronique et ambient, en chant français et anglais, d'une richesse telle qu'on en redemande déjà!

Where We Were, Greg Haines, Denovali Records, Mai 2013 / A Fabric of Beliefs, Witxes, Denovali Records, Mai 2013 (Par Gagoun)




       Mon premier est un pianiste. Classique de formation, toujours aux confins de l'ambient, à la recherche du son, de l'équilibre fragile entre expérimentation et sensibilité à fleur de peau, entre l'intime et l'inconnu. Greg Haines est de ces artistes rares, comme Nils Frahm, toujours à transcender son amour de la musique classique pour en faire une oeuvre singulière et libre, improvisée mais aussi une musique de chambre, une musique proche de nous, loin des envolées orchestrales. Après ses Digressions qui voyaient ses recherches ambient culminer dans une apogée sonore prenante, l'anglais nous revient avec un nouvel opus qui, oh surprise, s'inscrit presque en contre pied de son prédécesseur. Pas d'affolement pour autant, si les moments calmes et ambient viennent ouvrir et clôturer ce magnifique Where we were, l'enrobage voit son auteur inclure des éléments percussifs et de nombreux synthétiseurs analogiques à son art. Le percussioniste Sytze Pruiksma est alors de la partie quand ce ne sont pas les beats programmés qui prennent le relai. Aussi le piano a pratiquement disparu de la partition, mais le son et l'intention de son auteur sont toujours là, reconnaissables et atypiques. Le monsieur se dit aussi bien influencé par le dub d'un Lee Perry ou d'un King Tubby ("Something happened") que par des artistes africains comme Tony Allen ("Habenerro"). Au milieu de ces repères rythmiques, quelques mélodies envoûtantes marquent. A cet égard "So It Goes" constitue un somment avec sa progression ensorcelante sur quatre accords et un clavier dont l'acidité ne cesse de croître au fil des minutes jusqu'à finir par envahir l'espace. Malgré la diversité de ces citations, l'album reste cohérent avec pour principal liant, ce son chaud qui souffle, plein de vie, velouté et ample, ce son qui rend humaines toutes ces machines. Ce son, c'est l'oeuvre de Nils Frahm encore une fois, décidément aussi génial derrière un piano que derrière une console. Ce Where We Were est donc un bien bel OVNI, très immersif et simplement beau.

       Mon second est un artiste français. Maxime Vavasseur, alias Witxes, est un multi instrumentiste qui nous avait subjugué avec son premier album, Sorcery/Geography, sorti l'an dernier sur Humanist Records. Véritable sculpteur de son, il nous revient dès cette année avec une nouvelle aventure sonore répondant au nom d' A Fabric of beliefs. Si son prédécesseur possédait des allures de monstre sonique avec son ambient mouvante et saturée, ce nouvel album se veut plus aéré et précis, moins monolithique également. Car le voyage que nous propose l'artiste n'est pas linéaire, il est fait de calme, de tempêtes, de sursauts, de rencontres surprenantes, d'angoisses et d'épique, d'épure et de magma. Il y a quelque chose de déroutant dans cette oeuvre mais qui s'apprivoise au fil des écoutes. Le tryptique inaugural intitulé "Though Abraxas" nous invite à commencer le périple: déjà de l'ambient puis une montée en tension qui s'arrête brutalement pour reprendre son envol un peu plus tard dans une dernière partie metallique et bruyante. Le ton est donné. Sauf que les routes empruntées par le voyageur sont imprevisibles. On y croise une guitare acoustique et un piano ("The Brands"), un duo basse-batterie hypnotique ("The Apparel"), des claps entêtants ("The Weaver"), un saxophone endiablé déjà rencontré sur le précédent opus ( "The Pilgrim") ou encore une voix grave et fragile en fin de parcours ("The Words"). Il serait évidemment réducteur de n'énoncer que ces éléments ponctuels tant cette oeuvre est riche, fourmille de détails, de sons et tant l'équilibre entre l'organique, l'humain et les machines est délectable. Comme un voyage vers le futur, un futur plutôt froid et insaisissable, celui de Jack Kerouac, de Philip K. Dick et d'Isaac Asimov. "Un tissu de mensonges" vient ainsi cloturer le tout, nous permettre de redescendre pendant ces 18 minutes d'ambient, véritable hymne au silence inquiet, à l'avenir incertain.

       Mon tout est un label. Depuis le temps qu'on tourne autour du pot, que son ombre rode dans les soutextes de nos chroniques, il serait peut-être temps de le mentionner clairement: Denovali. La structure allemande très prolifique est reponsable de quelques uns des meilleurs albums qui nous aient été donnés d'entendre ces dernières années. On vous l'a d'ailleurs fait savoir à de nombreuses reprises. Blueneck, Dale Cooper Quartet & The Dictaphones, Her Name is Calla, Birds of Passage et j'en passe, vous avez tous entendu ces noms, voire leur musique, souvent sombre et classe, entre ambient, post rock atmosphérique et néo classique. Nos deux artistes du mois sont donc issus une nouvelle fois de ce label et très représentatifs de l'identité de celui-ci. Une manière comme une autre pour les amoureux de musique que nous sommes de remercier ces amoureux de la musique qu'ils sont.

Gagoun

Where We Were en trois mots : atmospérique, percussif, immersif
A fabric of beliefs en trois mots : ambient, aventureux, futuriste

Ecouter l'album de Greg Haines sur deezer: http://www.deezer.com/fr/album/6559470
Ecouter l'album de Witxes sur bandcamp :http://witxes.bandcamp.com/album/a-fabric-of-beliefs

Si vous aimez ces albums, vous aimerez peut-etre :

  • DigressionsGREG HAINES, Preservation, 2012: Superbe album de Greg Haines, déjà produit par Nils Frahm, celui-ci est dans la continuité des oeuvres d'Arvo Pärt et autres Steve Reich. Il s'agit presque d'un album de groupe puisqu'il voit un nombre impressionnant de musiciens y intervenir parmi lesquels Dustin O' Halloran ou Peter Broderick. Le résultat voit une entité sonore ambient et personnelle émerger au profit de chaque instrument et de compositions magnifiquement minimales.

  • Sorcery/GeographyWITXES, Humanist Records, 2012: Phénoménal et inattendu premier album de Witxes, celui-ci a même été réédité cette année par Denovali, et avec une nouvelle pochette s'il vous plaît. Il est le résultat d'une longue recherche de fields recordings, de textures sonores qui émanent de ces quelques notes de piano, de guitares et d'ambiances jazzy. L'oeuvre se conclue par un morceau chanté, plus intimiste acoustique, à l'image de ce qu'il fera par la suite sur l'album chroniqué ci-dessus. Une signature en quelque sorte...

  • The Alvaret EnsembleTHE ALVARET ENSEMBLE, Denovali, 2012: Véritable supergroupe composé de Greg Haines au piano, Jan Kleefstra aux mots, Romke Kleefstra à la guitare et Sytze Pruiksma aux percussions (tiens, tiens...) et Nils Frahm au mastering (cela va de soi...). Ce premier album éponyme est le résultat de longues séances d'improvisations données dans la nuit berlinoise, des errances musicales pleines de quiétude et de feeling. Magnifique!

  • A Sun Spinning BackwardsTERMINAL SOUND SYSTEM, Denovali, 2013: Voilà encore une parfaite synthèse du son Denovali, une oeuvre quelque part entre Witxes et Greg Haines. Skye Klein, l'homme qui se cache derrière ce projet, a réussi à créer un univers hybride, à la croisée des cordes et du piano néo classique, des ambiances sombres et noisy du doom, des machines indus et des sons electronica. Un album absolument parfait et incroyable de maitrise avec ces quelques parties vocales vocodées somptueuses et magnétiques. Belle découverte!