Le visage apeuré, boursouflé par les pleurs, celle que l'on appelait autrefois Jeannette redoute
bien fort ce que ces hommes pourraient lui faire... ces hommes
d'église blessés dans leur foi... il est intolérable qu'une femme
s'habille en homme et prétende être missionnée par le seigneur en
personne. Impensable! Pourquoi leur dieu aurait-il choisi une femme,
du peuple qui plus est, pour sauver la France des anglais? Humiliée,
torturée, raillée, la jeune femme est jugée pour une crime qu'elle
ne comprend pas, des croyances qu'elles ne devraient pas avoir... un
blasphème!
Il aura tout
de même fallu 17 ans à Joan Of Arc pour enfin décider de mettre en
musique cette histoire, et réellement donner corps à son oeuvre...
17 ans, depuis sa création, que le groupe n'a de cesse de
déconstruire l'image de son passé au sein de la scène emo-rock
américaine (bien entendu ici "emo" n'a rien à voir avec
ces musiciens et fans mécheux dépressifs). Il s'en est passé des
choses depuis 1995, lorsque soudainement les Cap'n'Jazz, alors au
plus haut point de leur forme influente, décidèrent de se quitter.
Aujourd'hui nous sommes en 2012 et la mafia des frères Kinsella a eu
tout le temps de s'étendre et prendre part à une demi-douzaine de
projets (un arbre généalogique n'est dans ce genre de cas jamais de
refus :
ici),
de Make Believe à Owls, en passant par American Football et
justement Joan Of Arc, et de s'installer parmi les plus fidèles
résidents du label Polyvynil et de sa sous-section Joyful Noise. On
peut aisément considérer Joan Of Arc comme le terrain de jeu, le
défouloir... le projet le plus versatile et instable que ces
messieurs (épaulés par des dizaines de musiciens notables de
Chicago, dont Victor Villareal, Bobby Burg et Theo Katsaounis) aient
pu créer : math-rock aux relents vocaux emo-juvéniles-éraillés,
tantôt plus acoustique (Boo
Human, en 2008), plus
poptronique (Flowers,
en 2009) et la plupart du temps complètement foutraque (The
Gap, en 2000, probablement
le plus complet et fouillé à ce jour). Mais pas l'ombre d'une
référence à la pucelle d'Orléans avant cette année... du moins
l'année dernière, à l'occasion d'un ciné-concert lors du Chicago
International Movies and Music Festival, en accompagnement du film de
1928 réalisé par Carl Theodor Dreyer : La
passion de Jeanne d'Arc. Ce
n'était pourtant pas la première fois que le groupe composait une
bande-son, laissant à Orchard
Vale, réalisé par Tim
Kinsella en 2007, la primeur de cet exercice. Oh
Brother
(2011), avec ses 80 minutes, aurait bien pu à sa manière en être
une autre, pas du film des frères Coen, mais une oeuvre un peu plus
expérimentale... voguant sur des territoires arides, free-jazzants.
17 ans donc... comme
le temps nécessaire pour faire le tour de la question, retourner le
problème dans tous les sens, arriver à un son et un style qui
rendrait dignement hommage au nom du groupe... et retranscrire la
tension qui règne dans le film de Dreyer, ces jeux de regards
permanents : d'un côté celui de l'incroyable et impressionnante Mlle Falconneti et de la meilleure interprétation du rôle de
Jeanne d'Arc dans l'histoire du cinéma (une bonne leçon de comédie
et de jeu d'expressions à Milla Jovovich...) et de l'autre celui de
la religion, braquée, campée sur les positions de son carcan, celui
de ses accusateurs, parmi lesquels comptent notamment Antonin Artaud
et Michel Simon. La tension est renforcée par la lenteur du propos
musical, les quelques accords rampants, répétés religieusement, un
jeu presque westernisant allant jusqu'à rappeler le Dead Man
de Neil Young, plus ambient avec parfois ses quelques notes de synthé
soutenues, plus bruitiste également... une tension qui s'amplifie au fur et à mesure du procès, la musique se déstructure, comme se déstructure la situation de la jeune femme, forcée à admettre ses
péchés, et finalement se rétracte, quitte à mourir de sa foi, sur
le bûcher, sous les coups des guitares distordues et la chaleur des
flammes... qu'importe, elle est une sainte.
Pari
réussi, Joan Of Arc Presents : Joan Of Arc, se montre comme
un de ces beaux anachronismes artistiques, la rencontre d'un chef
d'oeuvre du cinéma muet français avec un groupe d'indie-rock
américain semblant lui vouer une admiration certaine... assurément
un pied de nez de ma part au défilé traditionnel bleu-marine du 1er
mai en hommage à Jeanne d'Arc, fâcheusement symbole, chez nous, de
la récupération des mythes à visée politique...
Riton
Joan
Of Arc Presents : Joan Of Arc en trois mots : tendu, intense,
épique
Ecouter : http://www.deezer.com/fr/music/joan-of-arc/joan-of-arc-presents-joan-of-arc-1710686
(le mieux est encore de synchroniser la bande avec le film)
Si vous aimez cet album, vous aimerez peut-être :
- Oh Brother, JOAN OF ARC, Joyful Noise Recordings, 2011 : Quatre mouvements d'environ 20 minutes chacun, en collaboration avec 14 musiciens dont Zach Hill (que l'on ne présente plus) à la batterie et Rob Lowe alia Lichens... un album (ou plutôt quatres albums en un seul) dense, contemplatif et perturbant, le plus libre du groupe.
- Live In Chicago, 1999, JOAN OF ARC, Jade Tree, 1999 - The Gap, JOAN OF ARC, Jade Tree, 2000 – Life Like, JOAN OF ARC, Polyvynil Record Company, 2011 : Tour d'horizon sélectif sur la discographie pré-Joan Of Arc Presents : Joan Of Arc avec ces trois albums : un non-live (le "Live In Chicago" ici fait référence à la ville de résidence du groupe) mélodique, l'art de partir dans plusieurs directions et en faire de belles choses (comme dit dans la chronique) et la rencontre avec Steve Albini.
- Nosferatu Eine Symphonie Des Grauens Soundtrack 1922, a.P.A.t.T, Autoproduction, 2011 : Le petit plus découverte, un groupe qui me tient à coeur et qui n'en finit pas de me surprendre (un conseil, s'il passe par chez vous, foncez les voir) : ici même exercice, jouer par dessus un des films phares du cinéma muet. Il faut avoir leur culot pour s'attaquer à Murnau de la sorte. Attention, ça commence comme du doom bien gras, mais ça n'est pas gras! A écouter (ou acheter) : ici (http://apatt.bandcamp.com/album/nosferatu-eine-symphonie-des-grauens-soundtrack-1922)
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