Ça commence
par un silence... Puis un bruit blanc qui vous emmène vers des
trésors de dissonances mais aussi de mélodies fragiles, tantôt
esquissées, tantôt appuyées. Ça commence par quelques notes qui se
cherchent, forment le début d'un thème... Un piano à fleur de
peau, la simplicité de la mélodie et le dépouillement de la
musique. Deux sensibilités néoclassiques, deux artistes sur le fil,
deux amoureux du son et de l'intime. D'un côté, Valgeir
Sigurðsson, le Steve Albini islandais, que dis-je, le Lee Scratch
Perry du Grand Nord!!! Le monsieur a produit à peu près tous
les artistes de l'île, de Sigur Ros à Björk en passant par Múm ou
encore l’adopté Ben Frost mais aussi bien d'autres comme Bonnie
Prince Billy ou Feist plus récemment. Ça c'est pour le CV... Pour la
composition, l'artiste n'est pas en reste non plus. De multiples
collaborations et maintenant ce troisième album, son Architecture
of Loss,
sorti sur son label Bedroom Community. De l'autre côté de la rive,
Nils Frahm, lui aussi, aime produire : son ami Peter Broderick
ou le tout nouvel album du folkeux Will Samson (qui, au passage, vous est vivement recommandé par vos humbles serviteurs) entre autres
perles. Nils Frahm, nous vous l'avions déjà présenté à
l'occasion d'une chronique sur Oliveray, il est aussi l'auteur de
plusieurs albums dont un particulièrement magique : Felt
sorti l'an dernier. Enfin Nils Frahm, c'est un pianiste doué, au
feeling simplement touchant, mettant régulièrement ses talents au
service de nombreux artistes (Autre coïncidence du calendrier,
l'allemand a participé au petit bijou pop des danois d'Efterklang
sorti également ce mois-ci). A la surprise générale, le musicien
sort donc un nouvel album ce mois, comme ça, sans crier gare, en
libre téléchargement et qui bénéficiera d'une sortie physique
prochainement via l'excellent label Erased Tapes Records. Un joli
cadeau d'anniversaire que le pianiste nous offre là alors que c'est
justement son anniversaire à lui... Mais peut-être se fait-il un
peu plaisir lui même en nous proposant cette œuvre... En tout cas,
celle-ci s'intitule Screws,
en hommage aux broches qui ornent actuellement son pouce cassé à la
suite d'une chute malencontreuse.
Si Nils
Frahm nous offre ici neuf petites perles de chambre, sobres et
gorgées de mélancolie avec un piano pour seul protagoniste et les
craquements du temps qui passe en toile de fond, Valgeir Sigurðsson,
lui, se plaît à enrichir ses errances mélodiques à coup de
tensions dissonantes, de percussions entêtantes, d'électronique
étrange. Si le piano reste le fil conducteur, il doit néanmoins
affronter plusieurs tumultes, accompagné parfois par un violon qui
semble lui répondre sur "The Crumbling", prendre le
dessus sur "Big Reveal" ou encore courir avec lui sur ''Plainsong". La sensibilité, la fragilité :
voici ce qui caractérise l'ambiance de deux œuvres uniquement
instrumentales et dont le feeling vaut bien toutes les paroles
exprimées du monde. Ainsi Nils Frahm nous parle directement, nous
chuchote sa tristesse tranquille, presque sereine. Les doigts
effleurent les touches, ces dernières craquent, le souffle empli la
pièce quand le piano, affublé de sa magnifique réverbe naturelle,
ne s'en charge pas lorsqu'il hausse légèrement le ton. Le pianiste
allemand nous entrouvre la porte de son intimité en ouvrant un
simple micro posé ça ou là. Quelques thèmes récurrents, l'art de
la note juste, des parties magnifiquement improvisées comme autant
de divagations de l'âme. Celles là même nous sont proposées par
le compositeur islandais, entre musique écrite et musique
improvisée. Si les parties écrites traduisent cette même
mélancolie presque rassurante, les parties improvisées produisent
un effet plus noir, parfois hypnotique, toujours sombre, voire
inquiétant. Naissent ainsi des drones étranges, des dissonances
accrocheuses et des ambient nous arrachant à cette sérénité. Pour
autant, rien de désagréable ici, un peu comme le cours d'une vie
paisible parfois dérangée par des évènements plus sombres que les
autres. Il faut dire que cette œuvre a été conçue comme une
histoire puisqu'elle est à l'origine composée pour le ballet du
chorégraphe américain Stephen Petronio. Au contraire l'album de
Nils Frahm, si il s'écoute facilement d'une traite, n'a pas d'autre
trame que celle que vous voudrez bien imaginer au fil de vos écoutes.
Son auteur n'a d'ailleurs pas pris le temps de nommer ses morceaux
baptisés simplement par la tonalité dans laquelle ils ont été
exécutés. Seules les musiques d'ouverture et de fermeture
s'intitulent sobrement "You" et "Me". Une
volonté d'associer l'auditeur à son intimité?
Au
final si ce bijou n'est pas aussi travaillé que son prédécesseur
Felt,
il n'en est pas moins infiniment touchant et doté d'une spontanéité
que l'on croise rarement dans la musique classique. Car nous parlons
bien de musique classique ici, de musique néo classique plus
précisément. Pas celle du passé, qui possède d'autres qualités,
appartient au monde du patrimoine et des partitions mais bien celle
du présent et de l'avenir. Une musique vivante en phase avec son
temps, qui sait intégrer la philosophie Do It Yourself des punks, l'électronique/ambient de Brian Eno et le minimalisme
d'Arvo Pärt. Une musique qui grandit et prend de plus en plus de
place dans le petit monde indépendant. Nils Frahm et Valgeir
Sigurðsson sont ainsi deux étoiles au milieu de cette vaste
constellation. Ils accompagneront sans doute les longues soirées
automnales et hivernales de certains d'entre nous. Jusqu'à la
naissance de nouvelles étoiles...
Gagoun
Architecture of
Loss en trois mots :
mélancolique, ambient, fragile
Screws en trois
mots : mélancolique, intimiste, minimaliste
L'album
de Valgeir
Sigurðsson est en écoute intégrale : ici
L'album
de Nils Frahm est en écoute intégrale sur soundcloud :
http://soundcloud.com/selftitledmag/sets/nils-frahm-screws/
Si vous aimez ces albums, vous aimerez peut-être :
- Ekvílibríum, VALGEIR SIGURDSSON, Bedroom Community, 2007 : Premier album du compositeur islandais. Celui-ci est marqué notamment par l'intervention de Bonnie Prince Billy au chant sur un morceau. Plus accessible que l'album sorti ce mois-ci, il permet de découvrir une autre facette de l'artiste, plus mélodique, voire electro.
- The Bells, NILS FRAHM, Kning Disk, 2009 : Moins lo-fi que Screws, sans ce son si particulier qui fait de Felt un album tellement spécial, The Bells reste un superbe moment de piano solitaire avec ce feeling, toujours et ces compositions minimalistes à la sensibilité exacerbée. A noter la très prenante "Down Down".
- By The Throat, BEN FROST, Bedroom
Community, 2009 : A l'instar de son ''compatriote
d'adoption'' qu'est Valgeir
Sigurðsson (et qui participe d'ailleurs à cet album tiens
tiens...), l'australien Ben Frost livre là une œuvre parfaitement
anxiogène où la musique classique se mêle à l'electro/indus de
manière très prenante. Les passages ambient ne sont pas sans
rappeler ceux évoqués ci-dessus dans la chronique de l'islandais.
Un artiste atypique pour une œuvre ensorcelante.
- Et pourtant c'est arrivé, JULES RUDE,
Gorgone Productions, 2012
: Pour finir en toute discrétion, voici 21 petites minutes juste
superbes dans la digne lignée d'un Nils Frahm. Celles-ci ont été
composées cette année par un français, un lillois plus précisément
(represent!!). Un vrai coup de cœur pour ces compositions simples et
réellement touchantes. C'est dingue ce que l'ont peut faire
ressentir avec un piano finalement. Un artiste à suivre de très
près en tout cas...
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